Bilma, le 22 mars 1947
Monsieur le Député,
J'ai l'honneur de vous adresser cette lettre pour vous rendre compte de ce qui se passe à Bilma dans l'espoir d'obtenir de vous une efficace intervention.
Au sortir d'une guerre qui a risqué de la submerger, la France a consolidé ses assises sociales, politiques et économiques en révisant ses institutions, et par des lois humanitaires, s'est attachée l'estime de tous ses enfants. Depuis les dates mémorables des 22 décembre I945 et 20 février I946, les travaux forcés, les réquisitions, les internements administratifs et l'ignoble indigénat avec tout ce qu'il comporte d'arbitraire, ont été abolis, grâce à la salutaire 1 activité de nos élus. ,
Mais Bilma continue à souffrir et je ne vous en donnerai pour preuve que ce qui suit :
Une poignée de fonctionnaires Africains vivent à Bilma, pays de sel, […]. […] isolé de tous côtés par une cloison étanche de plu de 700 km de désert. Ne recevant que 30 kg de mil par famille comprenant 4 ou 5 personnes, 2 litres d'huile par mois quand des célibataires européens en consomment 6, et jamais de viande, nous avons demandé au lieutenant commandant de Cercle d'atténuer nos misères. Nous ne demandons que peu: le minimum vital' se résumant à 30 kg de mil par famille et par mois, 5 litres d'huile et une distribution de viande de 2 kg par semaine. Dans une région
334 LES CARNETS SECRETS
dépourvue de bétail, rien ne s'acquiert que par le troc contre le sel et les dattes depuis des siècles, auprès de la fameuse caravane annuelle Azalaï. Le lieutenant commandant de Cercle a refusé de nous aider en quoi que ce soit, nous incitant à écrire une lettre au gouverneur du Niger avec forces menaces. Et, soit dans 'le but d'étouffer en vase clos nos légitimes revendications, soit par crainte de supporter les conséquences d'une telle négligence, il refuse de transmettre cette lettre qu'il qualifie de « méchante », parce que tout simplement nous l'avons rédigée avec le seul esprit d'attendrir le cœur de l'autorité devant la réalité des sacrifices auxquels nous sommes astreints dans cet enfer africain. Il ne transmet pas la lettre, vous dis-je, et ne fait même pas effort pour assurer plus de 25 vies humaines... Dans un moment tragique, comprenant la gravité du danger et sachant pour une large part l'administration responsable de nos vies, nous avons téléphoné à M. le gouverneur du Niger, par la voie du P. P. N. pour demander la résolution du problème ou notre mutation.
A cette nouvelle, le commandant de Cercle nous fait réquisitionner du mil par le chef du village, à la population qui par elle-même est loin de se suffire dans une zone où il ne pousse pas un pied de mil. Cependant, la Prévoyance et la Coopé disposent dans leurs silos de plus de 25 tonnes de mil : donc double crime.
Le gouverneur entend ce cri de détresse et envoie M. Gosselin, inspecteur des Affaires administratives du Niger, pour étudier la question du ravitaillement des fonctionnaires de Bilma.
Dans nos doléances, nous avons cru, en tant que fonctionnaires africains, mais avant Nigériens, devoir dénoncer au représentant du gouvernement de la IVème République, certains procédés qui risquent de masquer aux yeux des indigènes, le vrai visage de la France.
Nous lui avons dénoncé la survivance de l'indigénat, des réquisitions et des travaux forcés non rémunérés, condamnés unanimement.
« Pouvez-vous me le mettre noir sur blanc », demande l'inspecteur? Et nous lui fournissons l'interminable liste des exactions commises tous les jours, comme un défi par les négriers modernes de Bilma qui pensent que les personnes éminentes qui ont voulu élever les noirs au rang des blancs sont stupides.
En novembre 1946 : 10 jours de prison ont été infligés au nommé Mahomane de... pour avoir refusé de donner deux bourricots pour le travail gratuit du détachement.
I4 décembre : 28 jours de prison à Zara Kosso, femme mariée, pour avoir non refusé, mais seulement opposé un peu de résistance quand le goumier Teda a voulu l'arracher à ses travaux de ménage pour la mener piler gratuitement du mil pour les tirailleurs.
I6 décembre: 1O jours de prison à la prostituée Fadjimata Godela qui, inquiète sur le sort de son tirailleur qu'elle n'a pas revu depuis quatre jours et qu'on dit être malade, est venue dans le fort s'enquérir de ses nouvelles.
24 décembre: le nommé Oumara recruté de force a terminé ses 15 jours réglementaires ; Il demande à être relevé pour retourner à ses
LA DÉCOLONISATION
travaux personnels. Le fils du chef de village n'ayant encore trouvé personned'autre à mettre à sa place, lui répond par des vociférations. Le commandant de Cercle surprend cette scène et inflige 27 jours de prison au manœuvre Oumara. Plein de chagrin, l'infortuné devient fou par la suite.
11 janvier I947 : les quatre maçons du Cercle: Laouel Labdei, Boundimi, Abda Kagou et Oumar Tourou sont emprisonnés 4 jours pour inactivité au chantier. Que n'a-t-on opéré une retenue sur leur salaire, puisqu'ils sont journaliers?
Quant aux ânes, par dizaines ils sont réquisitionnés au hasard, tous les jours, par le tirailleur Chekaraou et employés au transport de cailloux et de briques pour la reconstruction du fort. Leurs propriétaires ne reçoivent aucune location et n'ont même pas le droitde réclamer.
Pourquoi tant de personnes séquestrées sans avoir comparu devant une cour de Justice? Alors qu'il y a un juge de Paix assermenté?
Pourquoi tant de travaux forcés non rémunérés lorsqu'on dispose un crédit pour toutes choses?
Pourquoi tant de mal, ce procédé d'occupation pour un pays aussi accablé par la nature elle-même et au moment où Agadès et N'Guigmi obtiennent des administrateurs civils? Il faut un changement et cela s'impose pour l'intérêt du pays, quoique l'inspecteur nous a affirmé l'opposition de Dakar...
Si nous éprouvons des difficultés pour notre ravitaillement, c'est seulement parce que les militaires, nos chefs, sont servis par l'Intendance et prennent tout ce qui arrive par l'Intendance. Imaginez-vous, monsieur le Député, que voilà deux mois que nous n'avons pas un morceau de viande malgré les recommandations de l'inspecteur. L'affaire est en cours, ilparaît que le lieutenant sera traduit devant le Tribunal militaire, mais il faut que cela soit fait et que le coupablesoit puni sévèrement.
Pourquoi, enfin, devant l'évidence de telles accusations, I'inspecteur des Affaires administratives n'a-t-il pas procédé à une enquête ?
Si ébauchée soit-elle? Obscurantisme ou camouflage ? Heureux les pays où règnent la Justice et l'équité! Nous, au Niger, nous avons des bergers-loups et les loups ne se mangent pas entre eux, vous le savez vous-même.
Voilà ce que nous avons fait, et nous pensons avoir agi dans l'intérêt du pays. Par mes déclarations, je suis particulièrement exposé, secondé par mes camarades Abolo Boule, Laïdou Tibi, commis-greffier, Gandji Hilaire et Idris Passassis. Pour résister, il a fallu nous regrouper malgré les intimidations. Parallèlement à nous, le médecin africain Avoua Gnignou Nicolas a fait les mêmes déclarations parce qu'accusé d'être antifrançais. Je compte donc faire apparaître ces événements dans un journal. Mais nous comptons absolument sur vous pour sauver le pays. Le P. P. N. est avisé.
Nous sollicitons de votre haute bienveillance, monsieur le Député du Niger,une punition exemplaire assurant la pérennité de l'Union française.
Veuillez agréer, monsieur le Député, l'expression de mes sentiments respectueux et dévoués,
Votre B. M…,
Instituteur.
Contre ceux-là qui font du mal à la France en faisant fi de ses institutions, en foulant aux pieds ses intérêts supérieurs,