« Vincent Bolloré est en train d’essayer de nous voler », dénonce Rocard
« Vincent Bolloré est en train d’essayer de nous voler », dénonce Rocard
Le Mer 09 sept 2015
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L’ancien premier ministre Michel Rocard reçoit dans son bureau enfumé, au 6e étage d’un immeuble haussmannien, non loin de l’Arc de Triomphe à Paris. « Je suis déclaré guéri du cancer depuis un mois. Epargnez-moi vos commisérations, mais j’ai trois mois de retard dans mon travail, donc je bosse », lâche d’emblée l’ancien premier ministre âgé de 85 ans, qui revient aussi d’une croisière dans l’Arctique.
Parmi les dossiers qui s’accumulent sur son bureau boisé, la question des pôles, le canal Seine-Nord, et un autre qu’il chérit et pilote depuis une vingtaine d’années « par passion et par devoir », dit-il : la boucle ferroviaire Cotonou-Abidjan. Ce projet de 3 000 km de chemin de fer est actuellement mis en œuvre par le groupe Bolloré et a fait l’objet d’une série d’été dans ces colonnes.
Dans un entretien accordé au Monde, Vincent Bolloré avait d’ailleurs expliqué : « C’est Michel Rocard qui m’en a parlé le premier. » Mais aujourd’hui, Michel Rocard s’estime trahi par celui qui l’a autrefois soutenu et qu’il avait pourtant sollicité pour ce projet : « Vincent Bolloré est en train d’essayer de nous voler », dit-il.
« Nous », c’est Africarail, une structure désargentée avec un petit bureau à Niamey dont il est le président d’honneur. A l’origine d’Africarail, il y a Michel Bosio, un expert ferroviaire qui exhume au début des années 1990 un vieux projet colonial. « M. Bosio débarque dans mon bureau du parlement européen et me présente ce projet d’interconnexion ferroviaire, cartes à l’appui. Je suis tout de suite fasciné, se souvient Michel Rocard alors président de la commission de la coopération et du développement au Parlement européen (1997-1999). Cette idée est pour moi la clé absolue de la restructuration de ces Etats, à près de 1 000 km des côtes et l’enjeu est énorme, quasi civilisationnel. »
Sans attendre, il ne cesse d’en parler à son entourage, comme à son ami Samuel Pisar, l’un des plus jeunes survivants de la Shoah, décédé cet été, qui le met en relation avec le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn. Ce dernier lui conseille de se tourner vers l’antenne bruxelloise de l’institution. Mais tout comme à Paris, ses interlocuteurs restent circonspects et ne le soutiennent pas.
Pas de quoi décourager Michel Bosio. Au milieu des années 1990, sans un sou, il crée Geftarail, un bureau d’études qui présente un projet de boucle d’interconnexions ferroviaires reliant Cotonou à Ouagadougou via Niamey. La ligne Ouagadougou – Abidjan existe déjà et vient d’être privatisée.
Elle est opérée par Bolloré depuis 1994. Geftarail se prévaut du soutien de l’ONU, de l’Union européenne et de l’Union africaine pour signer avec les Etats concernés un protocole d’accord ratifié en 1999. Ensemble, ils créent Africarail SA, dont le modeste capital est détenu à 90 % par Geftarail, le reste par le Niger, le Burkina Faso, le Bénin et le Togo. Reste le plus dur : trouver les fonds nécessaires à la construction, évalués entre 5 et 10 milliards de dollars.
Là encore, Michel Rocard va mobiliser son carnet d’adresses et fait appel à Vincent Bolloré qui soutient déjà sa petite entreprise de capital-risque, Afrique Initiatives, créée en juin 1999. Un mois plus tard, le 6 juillet, Rocard organise une rencontre entre Vincent Bolloré, entouré de son état-major, et Geftarail. Devant le projet, Vincent Bolloré émet des « craintes sur le plan de financement du plan Geftarail et pense qu’il n’y aura pas assez de trafic pour rentabiliser l’ensemble », selon un compte rendu de la réunion.
Dans son appartement parisien, Michel Rocard sort une carte d’un tiroir et scrute ces contrées sahéliennes. Ses doigts glissent le long du tracé de la ligne ferroviaire et s’arrêtent sur un point rouge situé à 40 km au sud-est de Niamey. « On sait que là, il y a le gisement de fer de Say-Kolo en plus de du manganèse, du phosphate, du gaz, du pétrole et de l’uranium au nord », dit-il.
L’ancien premier ministre socialiste soulève l’enjeu central de ce projet ferroviaire : le transport du minerai, seul moyen de rentabiliser des investissements colossaux, avec notamment la mine de manganèse de Tambao, au Burkina. Selon des études du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), consultées par Le Monde, le gisement de Say-Kolo renferme 1,215 milliard de tonnes de fer d’une teneur de 44,9 %. Soit près de la moitié de la plus grande réserve de fer non exploitée au monde, le gisement reculé de Simandou, au sud-est de la Guinée. « Tout ce projet de boucle ferroviaire peut reposer sur cette mine », estime de son côté Michel Bosio, qui voit là l’une des raisons de l’entrée de la Chine dans le jeu.
À compter de 2008, des entreprises chinoises approchent Africarail et les Etats. En lien avec le fils du président Mamadou Tandja, attaché commercial à l’ambassade du Niger à Pékin, réputé pour ses pratiques douteuses et étroitement surveillé par les services de renseignement français, trois grands groupes chinois proposent un deal « minerais contre infrastructure ». C’est ainsi que la China State Construction and Engineering, puis Sinohydro et enfin China Tiesiju Civil Engineering Group, multiplient les missives et les propositions de financement à travers le fonds de développement Chine-Afrique ou China Eximbank, la banque d’import-export de l’Etat chinois.
Cette fois, Africarail alerte l’Elysée. Mamadou Tandja sera renversé par un coup d’Etat en février 2010 et le rêve chinois d’emprise sur le rail est balayé. « Leur objectif était clair, à mon sens : mettre la main sur Areva. Soudainement la France s’est réveillée », insiste Michel Rocard qui continue, les années suivantes, à tenter de mobiliser des grands groupes industriels français, comme Eramet, Vinci, et toujours Bolloré.
En 2011, il semble avoir convaincu le ministre de l’industrie, Eric Besson, qui soutient la création d’un consortium de bailleurs et d’investisseurs. Les grands industriels répondent présents, mais également l’Agence française de développement, la SNCF et la république du Niger lors d’une réunion à l’été de cette année-là. Un comité de pilotage stratégique ferroviaire et minier est décidé. Michel Rocard le préside. Mais le projet stagne. Puis ses « amis » socialistes arrivent au pouvoir. On lui conseille de se tourner vers Arnaud Montebourg.
Le ministre du redressement productif s’enthousiasme pour ce projet, insiste pour que les locomotives et les traverses soient « made in France ». Sauf que le 7 août 2012, il prend l’initiative d’écrire aux chefs d’Etat du Bénin, du Niger, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire pour apporter le soutien de la France… au projet de Bolloré, qui a entre-temps changé d’avis sur l’intérêt économique de la grande boucle, fasciné, dit-on, par le potentiel de la mine de Tambao.
Quand Vincent Bolloré informe fin 2012 Michel Rocard de son ambition de démarrer seul les travaux de la boucle ferroviaire, ce dernier dit avoir rétorqué : « Mais il y a des aspects légaux considérables, ces Etats se sont engagés et ont signé des accords avec Africarail ». Par la suite, l’industriel breton aurait cessé de répondre aux lettres et aux relances de l’ancien premier ministre. Sollicité par Le Monde, Vincent Bolloré fait pourtant savoir toute « l’affection et l’admiration » qu’il porte à Michel Rocard.
« Avec Hollande, on se connaît bien, depuis quarante ans »
Mais comme pour d’autres projets sur le tracé ferroviaire, il renvoie la responsabilité aux Etats : « On sait que Michel Rocard dit avoir des droits au travers d’une société, dit-il. C’est possible et il y en a d’autres dans le même cas. Mais le Bénin et le Niger nous ont demandé de faire une ligne que personne d’autre n’était prêt à financer. Nous avons bien précisé contractuellement dans les accords que les Etats faisaient leur affaire de droits antérieurs qu’ils auraient pu accorder à des tiers. »
Le président du Niger, Mahamadou Issoufou, auquel Michel Rocard avait rendu visite lorsqu’il était autrefois un opposant en résidence surveillée, cesse aussi de répondre à ses missives. Alors Michel Rocard se réjouit d’avoir informé François Hollande des contentieux légaux autour de la boucle ferroviaire en amont du déplacement du chef de l’Etat à Cotonou le 1er juillet.
« Avec Hollande, on se connaît bien, depuis quarante ans », glisse-t-il. Il n’empêche, le chef d’Etat nigérien et son homologue béninois ont finalement signé la concession ferroviaire avec le groupe Bolloré le 13 août. Et Africarail, dont le président d’honneur est Michel Rocard, découvre l’existence d’Africa Rail Innovation, la nouvelle société du groupe Bolloré, créée en juin 2015, pour centraliser la gestion des opérateurs de chemin de fer camerounais Camrail, et ivoiro-burkinabé Sitarail, dont la nouvelle concession devrait être signée la deuxième semaine de septembre. Sur le nom de cette nouvelle société, le groupe Bolloré reconnaît « une maladresse » et affirme que le changement de dénomination est en cours.
Amer, Michel Bosio a déposé le 19 août 2015 une plainte au pôle financier, non pas contre le groupe Bolloré, mais contre l’Etat français. Pour Michel Rocard, « la grande boucle ferroviaire est un projet à hauteur de la France, de l’Europe. S’il n’est pas question de le réaliser sans Bolloré, il faut qu’il comprenne qu’il doit respecter le droit. Et qu’il ne peut pas le mener à bien seul ».